La construction de toilettes en milieu rural construit la communauté
Rasika Soman – Chercheuse à Ammachi Labs
16 novembre 2021 – Inde
Au début de notre travail à Ratanpur au Bihar, l’état sanitaire du village fendait le cœur. La population Musahar, une communauté Dalit, vit dans un dénuement et une pauvreté extrêmes. Tout le monde urinait et déféquait dehors, faute de toilettes, et les gens se lavaient rarement. La population n’était pas sensibilisée aux mesures élémentaires d’hygiène et de salubrité.
Nous avons lentement tendu la main en venant tous les 15 jours laver les enfants très sales et couverts de poussière. Les gens ont commencé à comprendre et accepter notre démarche. Nous avons réussi à venir laver les enfants toutes les semaines et à gagner la confiance de la population.
Peu de temps après, AMMACHI Labs (Applications Amrita Multi Modales et Interaction homme/ordinateur) a mis en place des séances de sensibilisation et la construction de toilettes. Il a fallu pas mal d’efforts et d’encouragements pour changer les comportements habituels. Les équipes ont fait du porte-à-porte auprès des familles, organisé des réunions publiques et des séances de sensibilisation destinées aux femmes.
« Nous avons appris aux habitants à utiliser les toilettes et comment s’y asseoir », explique Mausam Devi, facilitatrice au sein de AMMACHI Labs. « Maintenant les habitants du village utilisent les toilettes et le gouvernement indien a déclaré Ratanpur ODF (sans défécation à l’air libre) ».
Peu à peu, les habitants ont mis en pratique les savoir-faire transmis, ce qui a permis non seulement d’améliorer la santé globale des villageois mais aussi de sauver la vie de certains d’entre eux. Du même coup, l’atmosphère du village s’est complètement transformée. Les gens se nettoient extérieurement, mais aussi intérieurement, car ils ont commencé à se valoriser en tant qu’êtres humains.
« Les femmes et les filles qui ne quittaient que très rarement la maison sont sorties pour construire des toilettes avec nous », ajoute Mausam Devi.
Eau potable et assainissement, tel est le 6ème des 17 objectifs de développement personnel de l’ONU. Les Nations Unies font état de progrès substantiels au niveau de l’accès à l’eau potable et à l’hygiène, mais déclarent par contre que des milliards de gens, surtout en milieu rural, ne bénéficient toujours pas de ces services élémentaires.
Dans le monde, une personne sur trois n’a pas accès à de l’eau potable salubre, deux personnes sur cinq n’ont pas de quoi se laver les mains sommairement avec du savon et de l’eau et plus de 673 millions de personnes continuent à déféquer à ciel ouvert.
L’Inde est au centre de cette crise mondiale de l’eau et de l’hygiène. Selon Water.org, 15 % de la population, soit 207 millions de personnes continuent à déféquer à ciel ouvert. Ce facteur critique favorise les maladies liées à l’eau, le retard de croissance et la mort. L’Inde a une population totale de 1,38 milliards de citoyens, dont 65 % vit en milieu rural, d’où l’immensité des besoins.
La pénurie d’eau et de toilettes en Inde pose un problème urgent aux femmes, qui sont les cibles de viols et d’agressions sexuelles quand elles se rendent aux toilettes publiques ou dans les champs. Elles sont plus particulièrement exposées quand elles sortent tôt le matin ou tard le soir.
Depuis 2014, le gouvernement indien s’est attaqué ce problème et a réalisé des progrès conséquents. C’est à ce moment-là que la mission Swachh Bharat a été mise en place dans le but d’éradiquer la défécation en plein air, ce qui représente un immense changement de comportement. Maintenant dans 630 000 villages, ce sont plus de 500 millions de personnes qui peuvent utiliser 100 millions de toilettes.
C’est dans ce contexte que Amrita Vishwa Vidyapeetham a lancé une initiative originale de promotion de l’hygiène, couplée à l’autonomisation des femmes. Actuellement le programme WE Sanitation (Autonomisation des femmes : Programme de Construction de Toilettes et d’Hygiène publique dans les Communautés) a été lancé en deux phases.
La première phase a démarré en 2014 avec pour objectif le développement des compétences et l’éducation au savoir-être chez les femmes en milieu rural. Par le biais de cVET (Formation et Enseignement Professionnel Informatisés), Amrita utilise un modèle d’avant-garde pour transmettre des compétences professionnelles grâce à la technologie. Couplée avec LEE (Éducation pour une Vie Épanouie), ce projet vise l’autonomisation des femmes en les formant à la construction, à la maintenance et à la promotion de toilettes personnelles, permettant ainsi à leurs communautés d’obtenir le statut ODF (village sans défécation à ciel ouvert).
Ce projet marque une étape importante dans sa mission sociale, car la construction et la formation étaient des secteurs jusque-là exclusivement masculins. En 2016, au terme de la première phase, 120 femmes avaient construit 120 toilettes et la formation s’était étendue à plusieurs États de l’Inde : Goa, Gujarat, Himachal Pradesh, Karnataka, Odisha, Rajasthan, Uttar Pradesh et Uttarakhand.
La phase 2 a étendu l’action à 21 États avec pour objectif principal de rechercher la reproduction à grande échelle, un impact plus large et la mise en place des meilleures pratiques. Elle a pour priorité l’engagement communautaire grâce à la mise en place de groupes d’entraide autogérés et l’accès des femmes à d’autres projets du gouvernement indien.
Aujourd’hui, les femmes construisent leurs toilettes personnelles. Elles peuvent en faire leur profession et ainsi construire des toilettes pour les autres. Celles qui ont appris ce savoir-faire peuvent également le transmettre à d’autres femmes et de ce fait participer au passage à l’échelle supérieure. Ce modèle peut devenir une base de connaissances au niveau mondial pour l’autonomisation des femmes et des politiques d’hygiène menées à bien par les communautés.
AMMACHI Labs a joué un rôle majeur dans la mise en œuvre de technologies innovantes et peu onéreuses au service du développement des communautés. Afin de rendre la construction des toilettes plus facile, plus efficace et économiquement viable, l’équipe a mis au point un moule de toilette en utilisant la modélisation en 3D. Ce moule contribue à accélérer la mise en œuvre tout en réduisant les coûts. Là où selon la méthode conventionnelle il faut 76 heures de travail pour construire une toilette, avec la technique du moule, il ne faut que 40 heures environ.
D’un point de vue plus large, le projet WE Sanitation a ceci de crucial et d’original qu’il ne s’agit pas « simplement de construire des toilettes ». Les compétences acquises en maçonnerie et en plomberie sont le point de départ pour continuer d’étudier dans des secteurs associés et offrir aux femmes une nouvelle façon de se procurer un revenu pour leurs familles.
Ce programme a énormément aidé les célibataires, les veuves et autres femmes dans le besoin. Elles ont trouvé un moyen de gagner leur vie de façon indépendante et d’acquérir leur autonomie. La communauté au sens large en a profité également, car les femmes acquièrent des connaissances en matière de santé et d’hygiène et les transmettent à d’autres.
Même à l’heure de la pandémie de covid-19, les groupes d’entraide formés par AMACHI Labs ont poursuivi la construction de toilettes. Par exemple le groupe Amritamayi de Guptapada en Andra Pradesh avait été payé pour la construction de 12 toilettes. Il était très recherché pour ses compétences et avait reçu une nouvelle commande de 6 toilettes supplémentaires.
Au vu de l’augmentation de la demande, les femmes du groupe d’entraide ont demandé au Conseil municipal de soutenir leur démarche de construction de toilettes. Mais le Conseil s’est montré très réticent.
Les femmes se sont donc unies pour se mobiliser, conduites en cela par Urmila, l’animatrice communautaire d’AMMACHI Labs. Elles ont organisé une réunion avec des fonctionnaires du quartier pour discuter de l’avenir. Le responsable de l’hygiène a effectué le déplacement et finalement le groupe Amritamayi a décroché un contrat pour la construction de 5 à 10 toilettes, sous réserve de se faire rembourser ses frais par le gouvernement.
Le 3 mars 2020, le groupe a démarré la construction de toilettes pour les 10 premiers bénéficiaires. Avec l’argent gagné, les femmes ont réussi à se procurer de nouveaux outils et les matériaux pour le contrat suivant. Elles ont même préparé le devis et des fournisseurs fiables les ont conseillées sur les meilleurs matériaux. À cause de la pandémie, le chantier a été arrêté à plusieurs reprises, mais à la levée des restrictions, l’équipe a repris les travaux avec une détermination et une confiance inaltérées.
Ce noble projet d’AMMACHI Labs a été applaudi au niveau national par le Premier ministre de l’Inde, Narendra Modi. Il a exprimé sa gratitude envers Amma pour sa contribution à l’hygiène et lui a également demandé de lancer un programme de construction de toilettes dans les villages de cinq États du bassin fluvial du Gange – ce qu’Amma a accepté.
Ainsi donc, Amrita fait ce qu’elle conseille de faire. L’une des principales missions de l’université est de dispenser une éducation pour la vie et ce projet peut servir d’étude de cas pertinente.